Pourquoi la mode et la beauté se passent-elles de genre ?
6 Nov 2018
En matière de genre, le règne de la binarité semble s’achever. Dans les secteurs de la mode et de la beauté, la distinction homme-femme consacrée à coups de stratégies marketing et de messages publicitaires est remise en question, par les consommateurs comme par les marques. Pourquoi sont-elles de plus en plus nombreuses à traverser la frontière du genre ? Et comment y parviennent-elles ?
Ne plus différencier pour se différencier
À l’heure où un compte Instagram peut suffire à faire connaître sa marque, le nombre des créations d’entreprises ne cesse d’augmenter : elles sont près de 18% de plus à s’être lancées cette année par rapport à 2017. Face à cette concurrence accrue, affirmer sa différence est essentiel pour les jeunes marques, dès leurs premiers jours d’existence.
Le succès de Vetements, lancé à Paris en 2014 par Demna Gvasalia, repose sur un parti pris audacieux : déconstruire pour recréer. Sur ses premiers défilés, des mannequins hommes et femmes portent la même collection. Laura Do et Bastien Laurent, le duo à l’origine du label parisien Avoc, revendiquent aussi une approche gender fluid. Plutôt que d’imposer une identité à leurs pièces, ils proposent à chacun de s’approprier leurs créations streetwear. Chez Avnier, la marque créée par Orelsan et Sébastien Strappazzon, on observe la trajectoire inverse. Alors que de plus en plus de femmes ont commencé à porter leurs créations pour homme, ses fondateurs ont répondu à l’appel en mettant en scène leurs collections portées aussi bien par des hommes que par des femmes. Chez ces marques indépendantes, l’absence de genre intrigue, interroge et retient l’attention d’une audience passionnée de mode, qui attend plus qu’une autre collection pour s’exprimer.
Du côté de l’industrie de la beauté, de nouvelles marques choisissent elles aussi de revendiquer la neutralité, par conviction et pour se faire une place sur un marché déjà saturé. Les essentiels de soins inspirés des rituels de beauté coréens de Panacea s’adressent à toutes les identités, tandis que Non Gender Specific a développé son Everything Serum pour répondre aux problèmes de peau de chacun, sans distinction de genre.
Toucher des clients en tous genres
Mais un positionnement unisexe ne s’inscrit pas toujours dans une démarche militante. Il présente aussi un sérieux avantage commercial : cibler plus de clients avec une même gamme de produits. Ici, tout est question de subtilité. Au lieu d’inscrire le no gender dans leur ADN, avec un nom sans équivoque ou une communication centrée sur le caractère unisexe de leurs produits, les marques n’abordent tout simplement pas la question du genre.
Le message se transmet donc par d’autres moyens. De ses boutiques au packaging de ses produits, Aesop est souvent citée comme un modèle de design. Des flacons marron, des étiquettes noires et crème, du bois, du béton ou de la pierre, des lignes simples, une communication qui fait la part belle à l’art et à la littérature… Aucun indice ne permet de deviner le genre des amateurs de cosmétiques bien pensés à qui s’adresse la marque australienne. Chez Kiehl’s, on a repris les codes d’un laboratoire pour inviter chacun à se rendre sur les points de vente de la marque. Les conseillers, vêtus de blouses blanches, proposent aux clients des produits à l’allure mi-rétro, mi-médicale. Ce clin d’œil à la pharmacie new-yorkaise où la marque est née au 19e siècle lui permet aussi d’imaginer une identité visuelle ni masculine, ni féminine. Il s’agit d’être neutre, sans avoir besoin de le dire.
Suivre le mouvement
Pour les marques grand public, dont le marketing et la communication restent structurés par la frontière du genre, il est plus délicat de prendre part à la tendance gender neutral sans être accusées de faire preuve d’opportunisme. Face à un public plus informé sur les stéréotypes de genre véhiculés par les marques, ces dernières préfèrent opter pour des initiatives plus audacieuses qu’une simple collection de t-shirts unisexes.
Pour & Other Stories, l’exploration de cette tendance s’est concrétisée en 2015 par une campagne de publicité sur le thème de la transidentité. Des mannequins aux photographes, toute l’équipe créative était composée de personnes transgenres, invitées à s’exprimer à travers les vêtements de la marque. La même année, Selfridges a ouvert les portes d’Agender, un espace de vente unisexe éphémère aménagé par la designer Faye Toogood. Une petite révolution dans le monde des grands magasins, où chaque mètre carré est destiné à accueillir une catégorie de produits bien précise, avec en tête de liste la femme et l’homme. Plus récemment, en 2017, ASOS a pris le parti de soutenir la cause LGBT, avec le lancement d’une collection capsule unisexe de vêtements streetwear en partenariat avec GLAAD, l’association américaine contre la discrimination des personnes LGBT dans les médias. Forte du succès de cette première initiative, la marque et l’association ont lancé une nouvelle collection en 2018, avec de nouvelles pièces aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Par Clémence Gruel